Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon
Exposition // Quand les éléphants mangent les caméléons // Frédéric Weigel
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DU VENDREDI 19 JANVIER AU MARDI 6 FEVRIER 2018,
Grande Galerie, ISBA.
Vernissage le 18 janvier 2018 à 18H30.

Pline l’Ancien a écrit une gigantesque encyclopédie au premier siècle qui a été longtemps une référence en ce qui concerne l’analyse des phénomènes naturels. À son époque, Pline l’Ancien était à la pointe de la science, mais avec une distance temporelle, certains passages nous semblent totalement fantasmatiques. Des animaux que l’on appelle aujourd’hui légendaires tels que la salamandre, le dragon, le basilic ou encore le mantichore, ont été prouvés bien vivants par cette histoire naturelle. Ainsi avec les évolutions des sciences nous pouvons lire ces textes tels de la poésie, et pourtant ils nous indiquent ce que devaient être les croyances d’une époque, le psychisme ambiant, le paradigme de toute une période.

D’autres passages nous révèlent l’existence de pratiques, tout aussi mythifiées, d’animaux pourtant toujours bien existants. Ainsi en va-t-il des relations complexes des éléphants et des caméléons. Comme « La nature ne fait rien en vain » d’après Aristote, l’on peut se demander quelles sont leurs finalités respectives dans la citation suivante :

« L’éléphant, trompé par la couleur, mange-t-il un caméléon (c’est un poison pour lui) »
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre VIII, chapitre XLI, 5
Si je saisis bien ce passage, l’éléphant mangeant des feuillages s’empoisonne en avalant malgré lui un caméléon qui tente de se cacher. Je pourrais dire aussi que le caméléon essayant de se camoufler a la mauvaise idée de prendre l’apparence de feuille et se fait engloutir par l’éléphant qu’il finit par empoisonner. La vie est très mal faite dans ce passage, monstrueuse nature qui a engendré des animaux si idiots qu’ils ne peuvent pas coexister sans s’entre-tuer.
En vivant en tant qu’artiste occidental au Japon, je me sens moi-même pachyderme dans un livre de Pline l’Ancien, un monstrueux chapitre se dessine à mes yeux. En effet, l’on peut estimer que l’histoire de l’art au Japon débute à la fin du 19e siècle avec l’importation des critères de l’esthétique occidentale et du concept de beaux-art. Plutôt qu’une acceptation ou qu’un refus de l’art occidental, le caméléon Okakura Kakuzô, appelé aussi Okakura Tenshin, a eu la drôle d’idée d’inventer deux visions de l’art japonais totalement parallèles. D’un côté, l’invention au Japon d’un art nationaliste, purement japonais, sans aucune pensée dialectique. De l’autre, à l’international, l’invention d’une esthétique japonaise humaniste et universaliste, collant parfaitement aux présupposés occidentaux, et mettant en scène une philosophie asiatique. Ces deux fictions en contradiction, ces deux inventions d’esthétiques japonaises inconciliables se sont développées chacune de leur côté, une au Japon et une en Occident, personne n’ayant pris conscience du décalage énorme qui se creusait. Certains malins ont bien réussi à tirer leurs épingles du jeu de ces mondes parallèles, mais sans pour autant saisir les raisons profondes des malentendus.
Tel un gros éléphant arrivant au Japon, alors que je cherchais à déguster le feuillage de l’art, j’ai avalé ce caméléon biface. Son poison n’est pas immédiatement mortel, il rend seulement schizophrène. D’un côté, je deviens l’étranger colonisateur, de l’autre coté l’étranger qui valide. D’un côté je vise l’universalité de l’art, de l’autre je vois son relativisme culturel. D’un côté je deviens une petite célébrité, de l’autre une totale invisibilité. D’un côté je crois arriver à progresser, de l’autre la réalité m’apparaît n’être qu’incompréhension...
Il y a comme quelque chose de contradictoire qui s’affronte dans ce poison, et la moindre erreur peut rendre fou. Depuis cette contamination, j’essaie de représenter ces caméléons qui se cachent, ces batailles minables et mythologiques, ces contres sens par absorption, ces rencontres ratées, ces trahisons des traductions.
Si de l’enfance, la peinture dont je me souviens était celle d’un Saint Michel combattant un dragon dans l’église du village, aujourd’hui j’en produis des centaines en batailles : entre un Ultraman crucifié et des monstres titanesques, entre une sculpture du dieu Kannon et un Godzilla cinématographique, entre un Bruno Taut boxeur et des animaux de Nikkô en dégénérescence, entre un Martin Heidegger et des Darumas, entre un jardin agité et des monstres tombant du ciel....

Frédéric Weigel, 2018


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